« Penser
les catastrophes passées et à venir : une exploration
des Univers de "Mutræ" et
"Avant
L'Impact" (2024)
». Manuela Mohr, Chercheuse. Littératures et arts de l'imaginaire : XIXe – XXIe siècles, fantastique, science-fiction, anticipation.
Cet exposé a
d'abord été présenté par Manuela MOHR au colloque international « Impending Catastrophes Through the Ages: Literature and the Arts in the Context of Doom » à la University of
British Columbia (Vancouver, Canada) en 2023.
Liens: « Avant
L'Impact
» (2021) « Mutræ
» (2020-2021).
Le collectif « Les Explocréateurs » œuvre et évolue
dans un univers science-fictionnel. Leurs créations immersives élaborent des
expériences à la fois visuelles, sonores et haptiques. Ainsi, elles permettent
au public de découvrir des mondes fictionnels en utilisant plusieurs sens, et
de s'y immerger. Certains de ces mondes portent l'empreinte de civilisations
disparues suite à un cataclysme.
Les créations complexes réunissant texte, image et son
peuvent prendre la forme d'expositions atypiques, comme celles figurant des
cubes. Le spectateur [i]
rentre dans un espace exigu où règne une ambiance apocalyptique. Des indices
présents dans le cube suggèrent un monde marqué par les catastrophes passées et
futures. Par des moyens scénographiques, les artistes du collectif proposent
aux visiteurs de déambuler dans un lieu qui stimule l'imagination et qui invite
à interagir avec des représentations ou des artefacts renvoyant à l'univers
science-fictionnel.
Conception numérique d'un espace d'exposition avec des
cubes de 2m3. L'immersion dans un monde science-fictionnel
postapocalyptique, favorisée par l'isolement du spectateur confronté aux
objets, images et sons à l'intérieur du cube, est complétée par d'autres
activités à l'extérieur du cube, comme l'observation de tableaux ou la lecture
de textes. Toutes les illustrations sont reproduites avec la courtoisie « Les
Explocréateurs ».
De fait, le cube est un élément clé de l'expérience
cataclysmique. À l'intérieur, des peintures, des écrits, des objets ainsi
qu'une ambiance sonore invitent le visiteur à découvrir un monde mystérieux. La
solitude du visiteur explorant les indices dans le cube le confronte à la
catastrophe survenue dans cet univers : en effet, « [l]a catastrophe
isole, fait exploser les réseaux [i] ».
Le visiteur, qui affronte la catastrophe seul dans le cube, subit le même sort
que le protagoniste évoqué dans les expositions ou les livres du collectif. La
solitude participe à l'élaboration d'une expérience intense de la catastrophe.
Elle favorise l'introspection du héros ainsi que la mise en place de signes
annonciateurs d'un événement funeste : ainsi, la solitude joue un rôle sur
le plan intradiégétique et remplit aussi une fonction perlocutoire puisqu'elle
provoque une réaction.
Les expositions et les livres « Les Explocréateurs »,
qui combinent le texte, l'image et le son, s'inscrivent dans le projet
« Ruines », né en 2017. Il ne s'agit pas seulement d'un thème
symbolique, mais d'un enjeu essentiel qui souligne la dimension testimoniale de
la catastrophe. Celle-ci se trouve transposée dans un monde imaginaire où les
ruines sont d'origine extraterrestre. À première vue, les ruines forment le
décor d'un monde postapocalyptique : la catastrophe, déjà advenue, a
laissé des « stigmates [ii] ».
Mutræ, publié en 2020, fait partie du projet
« Ruines ». Sa suite, Mutræ avant l'impact, a paru l'année
suivante. Ces deux œuvres se présentent comme des livres au format paysage,
conçus comme objets complexes et hétérogènes qui incitent les lecteurs à
l'interaction. Par le texte, l'image et le QR-code
renvoyant vers une ambiance sonore, les informations verbale, visuelle et
auditive sont réunies sur un même support. Le texte de Mutræ, écrit
avant la création des images et des ambiances sonores, raconte comment le
lieutenant Mutræ s'écrase sur une planète inconnue, oublie les circonstances de
son accident et s'éloigne imprudemment de son vaisseau spatial équipé d'une IA.
Les paysages et l'ambiance dystopiques de cette planète soulèvent la question
de la narration de l'après : comme la catastrophe fait l'objet d'une
transmission par le biais d'une instance narrative, elle constitue la fin d'une
étape plutôt qu'une fin absolue. C'est pourquoi le texte, les images et les
créations sonores évoquent à la fois la catastrophe passée et la catastrophe
imminente. L'enchaînement perpétuel de la destruction et de la reconstruction
met en avant l'ambiguïté temporelle des représentations de la catastrophe. Mutræ
avant l'impact, qui rend cet enchaînement visible dès le titre, met en
scène le personnage de Saadim qui observe la race extraterrestre des Majks. Il
assiste au moment où le leader des Majks conçoit un nouveau concept, à savoir
le fuite-étoiles. Celui-ci désigne le fait de quitter la planète pour choisir
son propre destin. Par-là, les Majks brisent le cycle des catastrophes et
problématisent l'idée de l'écoulement linéaire du temps. Le narrateur
déclare : « [C]'était l'ordre des choses. Sans commencement ni fin,
donc. […] C'était bien avant que j'en apprenne plus sur cette planète et les
êtres qui l'ont peuplée, bien avant que ne s'y échoue, un jour, un pilote de la
8e Nébuleuse : Mutræ [iii] ».
L'œuvre du collectif « Les Explocréateurs »
articule la menace de la catastrophe et l'imagerie apocalyptique à la beauté
esthétique. Les spécificités du support construisent un imaginaire particulier
de la catastrophe qui, engageant les spectateurs corps et âme, s'interroge sur
l'impact des représentations de la destruction. Comment la coprésence du texte,
de l'image et du son fait-elle sens en agissant sur la
dynamique de la lecture et la perception de la catastrophe ? Mutræ
et Mutræ avant l'impact apparaissent comme des œuvres hybrides qui
s'interrogent sur les conditions de possibilité de reconnaître la catastrophe
et de s'y adapter.
Temporalité mythique et réception active
Mutræ et Mutræ avant l'impact sont liés par des
références intertextuelles dans le texte (qui mentionne le même protagoniste),
les images (Mutræ avant l'impact s'ouvre sur le dessin qui clôt Mutræ
et qui représente vraisemblablement le lieutenant) et les sons (certains bruits
synthétiques dans l'une et l'autre œuvre se ressemblent). L'ordre de
publication inverse l'écoulement du temps par le retour dans le passé.
Toutefois, la linéarité du temps ne semble pas être remise en question par ce
procédé. Le thème des ruines paraît lui aussi conforter cette impression.
Les sources des ruines science-fictionnelles remontent à
l'Antiquité latine et à la culture biblique [v].
Toutefois, chez « Les Explocréateurs », les ruines peuvent aussi renvoyer au
futur. En effet, l'illustration montrant le lieutenant de dos cache les ruines
aux spectateurs tout en suggérant que Mutræ les contemple déjà. Elle crée du
suspense parce que les ruines ne s'offrent pas immédiatement au regard. En plus
de suggérer d'ores et déjà une présence sournoise, potentiellement malfaisante,
qui suit le héros pendant son exploration, cette composition visuelle renvoie à
l'avenir très proche.
Emmanuel QUENTIN, Pascal CASOLARI, Emmanuel RÉGIS, Mutræ, Lyon, « Les
Explocréateurs », 2020, p. 21.
En tournant la page, le lecteur peut enfin découvrir le mur
formé par une falaise. Les ouvertures et les proéminences ressemblent à des
fenêtres et des balcons, ce qui renoue avec l'hypothèse d'une présence vivante
sur la planète et annonce une rencontre entre l'humain et les extraterrestres,
dont les conséquences sont encore inconnues.
Emmanuel QUENTIN, Pascal CASOLARI, Emmanuel RÉGIS, Mutræ, Lyon, « Les
Explocréateurs », 2020, p. 22.
Le cadre formé par la végétation, visible dans l'illustration
précédente, est toujours dans le champ de vision du lecteur. La découverte
complète est remise à la page suivante : la vue sur le mur est encadrée et
partiellement entravée par la végétation. La contemplation des ruines dans leur
entièreté est donc continuellement repoussée.
Emmanuel QUENTIN, Pascal CASOLARI, Emmanuel RÉGIS, Mutræ, Lyon, « Les
Explocréateurs », 2020, p. 23.
L'ambiance sonore vers laquelle mène le QR-code ne se limite
pas à recréer ce que le héros entend sur la planète, mais rend possible
l'immersion dans un univers inconnu. De plus, elle semble dotée d'un pouvoir
annonciateur, notamment lorsque les tons et les bruits renvoient aux émotions
fortes éprouvées par le héros, comme la peur ou la surprise ; un bruit à
haut volume peut aussi prendre les lecteurs au dépourvu et ainsi provoquer les
mêmes émotions. Quelques secondes avant la fin de cette ambiance sonore
retentit justement un bruit qui fait l'effet d'un avertissement. Un événement
funeste semble donc imminent. Les ruines, que le lecteur contemple pendant
l'écoute, témoignent d'une société avancée [vi]
par leur aspect surprenant, mais aucun être vivant n'est visible et la
végétation a envahi les murs. Le son et l'image œuvrent donc ensemble à
l'évocation d'une catastrophe qui consiste, entre autres, en la disparition de
connaissances sur cette société extraterrestre et la raison de sa disparition.
Voilà pourquoi les ruines énigmatiques, dans l'œuvre du collectif « Les
Explocréateurs », désignent à la fois des vestiges de bâtiments et
« témoignent de l'effondrement d'une civilisation, d'une industrie, d'une
famille ou d'une psyché [vii] ».
Elles incluent tout ce qui a été détruit par des causes variées [viii],
qu'il s'agisse d'objets matériels ou de biens immatériels.
Dès lors, « la ruine s'avère surtout prête à
décloisonner le temps [ix] ».
Par conséquent, la temporalité de la catastrophe rompt avec l'idée de
l'écoulement linéaire du temps : la catastrophe se définit simultanément
par l'événement et par l' « état qui en résulte, [la] ruine [x] ».
L'illustration de pleine page, qui ouvre le récit de Mutræ, véhicule cette
ambivalence temporelle de manière exemplaire. Les lignes diagonales de la
composition dirigent le regard du lecteur de la figure humaine vers le débris
du vaisseau spatial ; le héros est tourné vers la conséquence palpable de
l'accident. En observant le vaisseau cassé, le lieutenant contemple le résultat
de la catastrophe et semble réfléchir en même temps à la situation désespérée
dans laquelle il se trouve. Il est pertinent de rappeler que
« catastrophe » est aussi un terme technique du domaine de
l'aviation, notamment dans l'expression « [a]tterrir,
atterrissage en catastrophe [xi] ».
Emmanuel QUENTIN, Pascal CASOLARI, Emmanuel RÉGIS, Mutræ, Lyon, « Les Explocréateurs », 2020, p. 10.
Cette illustration suit le titre
intérieur et précède le texte ; elle occupe donc une position liminale
propice à l'éveil d'attentes chez les lecteurs. Elle se situe sur un seuil qui
annonce l'aventure à découvrir. Ainsi, les ruines du vaisseau et l'évocation de
la catastrophe s'inscrivent dans un entre-deux temporel, dans la mesure où
l'image suggère à la fois la catastrophe passée (l'accident) et la catastrophe
imminente (les problèmes que le héros devra désormais affronter). La
catastrophe, qui problématise la fin, est à l'origine d'un bouleversement,
comme l'indique aussi son étymologie (katastrophé en grec ancien
signifie « bouleversement »). Après une catastrophe, rien n'est plus
comme avant. C'est ce que suggère l'incipit de Mutræ :
« Puis il y eut l'impact [xii] ».
La position paradoxale de l'adverbe « puis » surprend le lecteur. Son
emplacement stratégique, en ouverture de phrase, attire l'attention sur la
catastrophe et invite à continuer la lecture pour connaître les péripéties à
venir. Les lecteurs avertis de SF, connaissant les conventions
narratives du genre, savent qu'un vaisseau échoué peut être non seulement
l'aboutissement, mais aussi le début d'un enchaînement d'événements et
d'actions. Les récits postapocalyptiques s'ouvrant sur une catastrophe ou son
résultat se focalisent en effet sur les conséquences du désastre.
À première vue donc, les œuvres post-apocalyptiques ou les
récits de fin du monde racontent une fin. Néanmoins, la cyclicité à laquelle
font allusion Mutrae et Mutrae avant l'impact procède des
mécanismes de répétition et de surgissement qui remettent cette fin en
question. Ces opérations se manifestent aussi bien dans le texte que dans les
ambiances sonores. Le narrateur de Mutrae décrit « [l]es deux
soleils au-dessus du chasseur [qui] finirent leur cycle, se couchèrent – le
premier entraînant l'autre dans sa lente descente – avant de réapparaître
ensemble [xiii] ».
Puis, le héros dialogue avec l'intelligence artificielle du vaisseau :
« Tu es une mère pour moi, Ya. – Je sais, Mutræ, je sais... Tu me le
répètes à chaque fois [xiv] ».
La première ambiance sonore de l'œuvre fait entendre des bruits de respiration
et de pas. Vers la fin, un bruit surgit du silence : le moment où se
termine l'enregistrement est de ce fait imprévisible.
Dans Mutræ avant l'impact, la fin problématique
concerne toute la société des extraterrestres : « Jusqu'à présent, le
temps n'avait pas eu de prise sur Saadim Let'Moun […] les notions de début et
de fin n'avaient jamais eu cours pour son peuple […] pas conceptualisées, et
absolument pas conceptualisables [xv] ».
Sans les concepts de « début » et de « fin », la
catastrophe est difficile à appréhender. La préposition « jusqu'à »
indique cependant un changement, et ouvre la possibilité à l'introduction de la
catastrophe. L'unique ambiance sonore associée au récit bref de Mutræ avant
l'impact fait allusion à la répétition et au surgissement avec les moyens
propres au médium sonore : certains bruits secs font penser à des pas ou
le tic-tac d'une horloge ; un autre bruit, strident, ressemble à une
alarme capable de faire sursauter les lecteurs. Cette ambiance sonore comporte
également quelques bruits synthétiques ressemblant à
ceux utilisés pour Mutræ. Tous les média mobilisés font écho les uns aux
autres dans une même œuvre ainsi que d'une œuvre à l'autre : la porosité
de leurs frontières reflète celle des dimensions temporelles ; la mise en
lien du passé et de l'avenir s'articule à la représentation de la catastrophe.
Temporalités végétales
Saadim, le héros de Mutræ avant l'impact, découvre une
plante étrange sur la planète de Majks : il s'agit d'un boule-arbre, qui
apparaît aussi dans Mutræ. Cet écho inter-œuvre et inter-média attire
l'attention sur une particularité du monde inconnu, relative à la
cyclicité :
[I]l posa une main sur le tronc noueux et élancé du
végétal. Ses bulbes se balançaient au-dessus de lui […]. Celles-ci se
boursoufflaient [sic] de bulles d'air tandis que le liquide spongieux à
l'intérieur circulait à toute vitesse, sans relâche […]. Leur contenu, odeur
d'épouvante, se répandrait au sol, porteur d'une floraison exceptionnelle,
galopante et hirsute. Le paysage serait à jamais transformé et si les verbes de
la nature l'autorisaient, un nouveau boule-arbre pousserait plus loin, à flanc
de plateau. Qui sait si un peu de sa semence ne s'écoulerait pas sur les Terres
arides du Bas [xvi] ?
Emmanuel QUENTIN, Pascal CASOLARI, Emmanuel RÉGIS, Mutræ avant l'impact, Lyon, « Les Explocréateurs », 2021, p. 7.
L'auto-engendrement du boule-arbre pourrait contribuer à la végétalisation
des Terres arides, comme le laisse entendre la voix narratrice. Toutefois, les
conséquences de cette revivification sont inconnues. La dimension funeste que
semble prendre l'interrogation en fin de passage évoque la possibilité d'une
catastrophe environnementale causée par la propagation de sa semence.
De fait, la végétation extraterrestre attise la curiosité des
protagonistes. À travers l'imaginaire du manuscrit trouvé – topos
littéraire qui peut ouvrir sur une catastrophe, « Les
Explocréateurs » mettent en place une expérience intense de l'événement
cataclysmique. Dans Mutræ, la section intitulée « Mémotræ »
recense un grand nombre de ces objets trouvés, liés à la botanique. De
nombreuses esquisses, réalisées apparemment par le lieutenant, sont parvenues à
la postérité par des moyens non éclaircis. L'ensemble des documents graphiques,
traces palpables de l'intérêt du héros pour le fonctionnement du monde inconnu,
instaure une temporalité singulière : premièrement, les esquisses qui s'enchaînent
sur plus de vingt pages proposent une longue exploration de la vie
extraterrestre, mais la vitesse de lecture accélère ; deuxièmement, ce
legs témoigne en creux d'une catastrophe puisque le lieutenant n'est plus là
pour parler lui-même de ses découvertes. Seuls subsistent les dessins, nés
entre deux catastrophes. En effet, le premier dessin de « Mémotræ »
ressemble à un fragment de carte qui raconte l'accident. Le lieutenant revient
sur la première catastrophe et combine ce retour dans le passé par des indices
qui annoncent la rencontre avec une intelligence extraterrestre.
Emmanuel QUENTIN, Pascal CASOLARI, Emmanuel RÉGIS, Mutræ, Lyon, « Les
Explocréateurs », 2021, p. 42.
Les végétaux se caractérisent par leur gigantisme ;
certains sont dotés de branches tentaculaires. Imposants, envahissants, ils
semblent posséder une force qui résonne avec la puissance des habitants de la
planète. Ainsi, les dessins font comprendre que Mutræ
court un danger.
Emmanuel QUENTIN, Pascal CASOLARI, Emmanuel RÉGIS, Mutræ, Lyon, « Les Explocréateurs », 2021, p. 45.
Cette hostilité de la nature
extraterrestre coexiste avec sa beauté qui ressort à travers la délicatesse des
branches, les arabesques formées par celles-ci, et la couleur luisante des
spécimens collectés :
Emmanuel QUENTIN, Pascal CASOLARI, Emmanuel RÉGIS, Mutræ, Lyon, « Les
Explocréateurs », 2021, p. 52.
La section « Mémotræ » se
caractérise par la répétition. Les documents graphiques mêlant dessin et
écriture forment un récit complexe à travers leur contemplation successive par
les lecteurs, mais ils ne se conforment pas à une narration linéaire.
L'accident du vaisseau spatial revient à plusieurs reprises ; les flèches
que comportent certains dessins guident le regard à travers la surface du
document et suggèrent aussi une évolution dans le temps.
La disparition inexpliquée du
lieutenant invite à formuler des hypothèses à partir des indices textuels,
graphiques et sonores : les créatures extraterrestres existent-elles et
sont-elles responsables de la disparition ? Bien que l'intelligence
artificielle du vaisseau nie l'existence de tout « signe
avant-coureur [xvii] »
d'une présence ennemie, de nombreux éléments visuels et auditifs n'ont laissé
présager rien de bon dès le début. Dès lors, une
dimension métafictionnelle se manifeste à travers les signes annonciateurs
d'une catastrophe imminente. Les lecteurs sont donc des acteurs importants [xviii]
dans la création de l'expérience multisensorielle du malheur passé et à venir.
Métafictions : dire la
catastrophe
Rendre compte d'un cataclysme
présente plusieurs défis. Tout d'abord, il s'agit d'un procédé littéraire
faisant référence à un « [é]vénement funeste et décisif qui provoque le
dénouement d'une œuvre romanesque ou dramatique [xix] ».
Ancrée profondément dans la composition de la littérature, la catastrophe
échappe pourtant à la compréhension.
Dans Mutræ, le lieutenant
s'efforce à apporter un témoignage. Toutefois, sa mémoire est fautive depuis
que le vaisseau s'est écrasé sur l'étrange planète, comme le montre ce dialogue
entre Mutræ et l'intelligence artificielle : « Tu peux me dire ce qui
s'est passé, et où nous sommes exactement ? – Troubles de mémoire ? –
Pas la peine de prendre ce ton inquiet. Le choc a été subit [xx] ».
Le narrateur omniscient remarque : « Il en oubliait, volontairement
ou pas, les phrases contradictoires de Ya et le fait qu'on lui avait tiré
dessus. Il en oubliait, volontairement ou pas encore, qu'il ne devrait pas être
ici, sur une planète non répertoriée [xxi] ».
Les lecteurs ne savent pas quelles puissances agissent sur la capacité du héros
à se remémorer des détails liés à la catastrophe. Son amnésie partielle aggrave
la situation dans laquelle il se trouve. En même temps qu'il contemple les
ruines, vestiges d'une catastrophe passée, l'aura maléfique qui en émane
renvoie à une catastrophe imminente. C'est pourquoi il paraît que le lecteur
« associe chaque calamité aux précédentes pour les interpréter, non pas
comme des faits isolés, mais plutôt comme un ensemble de signes avant-coureurs
ou comme des présages [xxii] ».
Le texte, l'image et le son prennent une dimension prophétique. Par exemple, en
évoquant l'enfance du héros, le narrateur affirme : « Il préférait
laisser libre cours à cette curiosité dont ses parents affirmaient qu'elle lui
jouerait des tours s'il ne l'utilisait pas à bon escient [xxiii] ».
La catastrophe semble ainsi annoncée de longue date et s'imposer comme une
fatalité. C'est ce que véhicule aussi la deuxième ambiance sonore qui comporte
un bruit fantomatique, similaire au vent. Une présence paradoxale entre la vie
et la mort est suggérée. Puis, des tons descendants se font entendre, comme si
une machine s'éteignait ou une chute avait lieu. L'ambiance sonore rappelle la
mortalité du protagoniste qui « se sentait pris au piège, guidé par une
suspicion instinctive, nourrie de l'impression que, d'un instant à l'autre, les
deux versants de la colline allaient l'écraser, telles deux mains sur un
insecte horripilant [xxiv] ».
Conscient de sa faiblesse, le lieutenant apparaît comme une présence illégitime
sur la planète qui voudrait le tuer. De fait, elle semble le dévorer : le
héros pénètre effectivement dans une gueule végétale ; les éclats de
couleur rouge évoquent des gouttes de sang. Les arabesques des tiges
ressemblent à des tentacules. Les excroissances bulbeuses font penser à des
molaires tandis que les feuilles pointues, suspendues au-dessus du héros, sont
des incisives.
Emmanuel QUENTIN,
Pascal CASOLARI, Emmanuel RÉGIS, Mutræ, Lyon, « Les Explocréateurs », 2021, p. 18. Les couleurs vives de la flore extraterrestre
la rendent agréable à contempler et suscitent le désir de découverte à la fois
chez le héros et chez les lecteurs ; néanmoins, la beauté de la nature
coexiste avec ses traits destructeurs.
La végétation luxuriante mais
vampirique dans laquelle s'engouffre Mutræ forme un « décor que
l'on aurait planté là à son égard, improbable élément d'une tragédie restant à
écrire [xxv] ».
Le terme de « tragédie » est révélateur de la dimension
métafictionnelle que prend Mutræ puisque le sens usuel ancien du mot
« catastrophe » est dramaturgique et désigne « [l]e changement
ou la révolution qui arrive à la fin de l'action d'un poëme [sic] dramatique
[xxvi] ».
La remarque du narrateur à propos du décor se révèle significative : la
rencontre entre le lieutenant et une apparition métamorphe, qui se présente
comme « le mystère et la raison. L'ordre, la gardienne et la mémoire,
celle qui reste après la disparition [xxvii] »,
aboutit à la vampirisation du héros par cette apparition [xxviii].
C'est aussi un commentaire métalittéraire soulignant l'imminence de la
catastrophe ainsi que son inévitabilité. L'apparition s'exprime également en
termes métafictionnels : « Regarde Mutræ, regarde, les images que je
t'envoie [xxix] »,
s'écrie-t-elle. Elle semble s'adresser directement aux lecteurs pour les inviter
à accorder de l'attention aux illustrations en même temps qu'au texte. De cette
manière, elle leur rappelle de mettre en dialogue les différents médias de
l'œuvre. De plus, elle parvient à aiguiser le regard que portent les lecteurs
sur les détails de la composition de la double page où figure cette
citation : à première vue, les pages comportent uniquement du texte, mais
en regardant de près, on remarque une image de fond en noir et blanc. La double
page positionne le lieutenant et l'apparition dessinés sur deux pages séparées
avant de les réunir sur une même page à la fin du récit. Ce choix de
composition fait écho à la mise en scène de la catastrophe finale : suite
à leur rencontre, « [l]e corps de Mutræ, devenu le mystère et la raison,
l'ordre, la gardienne et la mémoire d'un peuple enfui, souleva la défunte puis
l'emmena au-dessus du vide avant de la jeter sans ménagement dans les
profondeurs de la ville, là où reposaient ses hôtes précédents. Puis l'attente
recommença[xxx] ».
Une vampirisation étrange a eu lieu, qui fait apparaître le lieutenant et
l'apparition à la fois comme les gagnants et les perdants de leur altercation.
Mutræ est désormais chargé d'une nouvelle mission : ainsi, l'événement
catastrophique est suivi d'un nouvel ordre.
Dans Mutræ et Mutræ avant
l'impact, la linéarité du temps est mise à mal. La cyclicité des événements
funestes confère à ceux-ci une dimension fatale. L'univers science-fictionnel du
collectif « Les Explocréateurs » mène des réflexions sur l'intériorité humaine
face aux catastrophes : la participation active des lecteurs sollicités
par les œuvres implique une attention accrue portée à la réception. De cette
manière, la catastrophe est appréhendée à travers l'intériorité du héros ainsi
que les émotions provoquées chez les lecteurs. La beauté des images a la
capacité de stimuler la sensibilité et d'encourager la réflexion sur les
conséquences des cataclysmes. Ainsi, les œuvres invitent à repenser l'être
humain et les conditions de possibilité d'agir dans une situation marquée par
le désastre, bien qu'il soit inévitable et se produit toujours de nouveau. Dès
lors, l'autoréflexivité de l'humain fait écho à l'autoréflexivité des œuvres,
qui prend la forme d'indices métafictionnels ou métacréateurs. Ces indices
interrogent l'attitude à prendre envers la catastrophe. Mutræ et Mutræ
avant l'impact proposent un regard derrière les coulisses ; les
éléments métafictionnels dans le texte, l'image et le son mettent en
perspective les catastrophes passées et à venir tout en proposant des pistes
pour reconsidérer leurs séquelles sur le plan artistique.
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