Avant L'Impact. Emmanuel QUENTIN.
Jusqu’à présent, le temps n’avait pas eu de prise sur Saadim Let’Moun. L’essence même des Concepts ne le permettait pas:
les notions de début et de fin n’avaient jamais eu cours pour son peuple. Saadim n’inscrivait donc pas ses actes dans un processus linéaire, les uns à la suite des autres. Il ne les déroulait pas non plus, il les accomplissait, tout simplement, sans obéir à la perspective des conséquences. Cela ne voulait pas dire que celles-ci n’existaient pas, seulement qu’elles n’étaient pas conceptualisées, et absolument pas conceptualisables. Elles faisaient partie d’un tout bien plus important, une approche mentale, un lien étroit des êtres et de la nature.
Nous autres, humains, peinons à considérer pareille chose possible. Nous sommes conditionnés par le temps, son écoulement et la relation de cause à effet. Notre vision ethnocentrée nous a souvent, pour ne pas dire toujours, empêchés d’envisager la plausibilité d’un mode de fonctionnement alternatif. Nous n'en avons en tout cas jamais appréhendé l'éventualité avec sérénité.
Les flux que j'ai captés de la scène qui va suivre seront donc pervertis par le prisme de mon humanité. Le regret est là, pourtant, de n'être pas en mesure de retranscrire avec exactitude la complexité des Concepts. Parfois, dans le silence de mon laboratoire, je repense à ce qui s'est noué alors, lorsque, invisible, j'ai frôlé Saadim. Dans ces moments où je me laisse aller à la nostalgie des temps enfuis, j'imagine avoir joué un rôle dans le bouleversement de ses perceptions. Je m'en convaincs pour aussitôt rejeter tant d'arrogance déplacée. Saadim doit à lui seul de s'être affranchi des règles de son peuple. C'était...
...c'était à soleil-haut. Il venait de franchir le col des Mirages. Au loin, les pierres-logis imprimaient leur relief sur un horizon parcouru de nuages mouvants.
Saadim n'avait pas encore foulé de ses pas la terre détrempée du plateau que déjà les vibrations du sol indiquaient l'approche des Majks. Nombre-supérieur-à-trois-inférieur-à-huit. Ils avaient senti sa présence, reconnu son odeur bien avant les altérations des connexions mentales. Saadim n'attendit pas qu'ils viennent à lui, il contourna la Vie-Pierre-Mort usée et abîmée par les racines tortueuses du boule-arbre. Essoufflé par sa longue ascension, il posa une main sur le tronc noueux et élancé du végétal. Ses bulbes se balançaient au-dessus de lui, chahutés par leurs membranes. Celles-ci se boursoufflaient de bulles d'air tandis que le liquide spongieux à l'intérieur circulait à toute vitesse, sans relâche, dans un bourdonnement incessant. Les poches cèderaient à lune-claire. Leur contenu, odeur d'épouvante, se répandrait au sol, porteur d'une floraison exceptionnelle, galopante et hirsute. Le paysage serait à jamais transformé et si les verbes de la nature l'autorisaient, un nouveau boule-arbre pousserait plus loin, à flanc de plateau. Qui sait si un peu de sa semence ne s'écoulerait pas sur les Terres arides du Bas ?
Le Bas. Le Bas qui occupait toutes les pensées de Saadim. Il ne comprenait pas les Concepts qui suscitaient tant d'inquiétude en lui. Comment le doute sur la conduite à tenir s'était-il insinué dans son esprit ? Pourquoi les idées qui l'assaillaient....
L'irruption des Majks l'écarta de ses tourments intérieurs. Supérieurs-à-trois-inférieur-à-cinq. Quatre. Ils vacillaient sur leurs longues pattes cartilagineuses. Sans cesse, ils donnaient l'impression d'être sur le point de tomber, mais les deux paires d'ailes comme plantées sur leur abdomen, vrombissant par à-coups, veillaient à les maintenir en équilibre.
Les connexions mentales se stabilisèrent. Les Majks s'approchèrent du boule-arbre, se penchèrent en avant. À tour de rôle, ils frottèrent leur museau au fin duvet blanc contre le visage de leur guide-à-travers-champs, en signe d'adieu. Il venait les libérer, leur permettre de s'épanouir dans les plaines de Nurcie.
Les échanges silencieux qui se nouèrent alors ne laissèrent aucune place à la tristesse, à aucune forme de mélancolie ou de nostalgie. Était accompli ce qui devait être accompli. Le Bas requérait la présence du berger dans la perspective de sa prochaine mutation. Une fois celle-ci achevée, il participerait activement à la construction des pierres-logis dans les trous-sols -en-pointe. Il s'enterrerait avec les siens, plongerait encore et encore dans le creux de la planète. Cela le réjouissait si peu que, par une opposition peut-être inconsciente, il jeta instinctivement un regard vers le ciel, un regard chargé d'envie.
Ainsi jaillit un nouveau concept, jamais envisagé jusqu'alors.
Et celui-ci allait changer les perspectives de toute une civilisation.
Fuite-étoiles.
Saadim chancela sur ses jambes, comme les Majks un peu plus tôt. Mais lui n'avait pas d'ailes pour le stabiliser, aussi tomba-t-il sur ses genoux. Il se releva presque aussitôt, comme si de rien n'était. Le concept fuite-étoiles venait de s'inscrire dans la connaissance commune et les siens également l'avaient assimilé. Pour eux tous, il avait toujours existé. C'était...
...c'était l'ordre des choses. Sans commencement ni fin, donc. Voilà la scène dont j'ai été le témoin, grâce aux flux. C'était bien avant que j'en apprenne plus sur cette planète et les êtres qui l'on peuplée, bien avant que ne s'y échoue, un jour, un pilote de la 8e Nébuleuse : Mutrae.
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